mardi 29 mars 2011

Le pain au lièvre.




Le travail des champs passait d’abord, les besognes de la maison venaient par surcroît. Les femmes piochaient, fanaient, moissonnaient, comme les hommes. Combien de fois le pain n’a-t-il pas été fait entre les deux Angélus, celui du soir et celui du matin !
Chaque maison gardait son levain, un reste de pâte aigrie, collé au fond d’un pot à fleurs bleues. On le flairait, on le tâtait du doigt, et puis, au travail ! Combien de fois de mon lit d’enfant insouciant et à moitié endormi, ai-je entendu le choc assourdi de la pâte dans le pétrin ! Pendant près de cinquante ans, sans souci de l’heure, ma mère a préparé le sel et l’eau ; délayé farine et levain, mélangé, brassé, donné à notre pain la force de ses bras et de sa poitrine. Elle était forte, et, quand la force défaillait, il restait le courage. Chaque maison avait son four, soit au dessus du foyer, soit dans une petite chambre, et souvent son toit rond faisait dehors comme l’abside d’une chapelle. La voute était de brique, parfois de terre battue et cuite, d’un bloc. On allumait le feu au bord du four et peu à peu, on le poussait vers le fond ; les épines noires de nos haies qui avaient menacé nos cuisses cuisaient le pain. Dans le four ardent, des fagots entiers s’allumaient d’un seul ; coup, en crépitant, et la flamme, coulant en nappe, fuyait vers la cheminée comme une cascade renversée.
Il fallait gouverner ce feu, manier à bout de bras racloir et fourgon, amonceler les braises… A la voûte noircie paraissait une fleur de cendre claire, qui gagnait le bord : le four était à point. Sa porte de fer close un instant, on enfournait. C’était le moment où il convient de n’avoir point « les deux pieds dans le même sabot » et ma mère nous mettait lestement dehors. Sur le grande pelle, d’un geste vif, pan ! elle renversait chaque cabas ; la pâte devait se détacher d’un coup. Avant même qu’elle eût commencé de s’étaler, la pointe du couteau l’avait fendue en croix et elle sautait dans le four, à sa juste place. Cela dix fois de suite, les cabas vides valsant, et puis on avait le droit de souffler. Dix minutes plus tard, dans le four entrouvert, on voyait les pains blancs monter en dômes craquelés, assez fermes déjà pour se ranger docilement sous une poussée légère. Au bout d’une heure, on tirait le pain ; les miches rousses et bruissantes se refroidissaient lentement, pendant que, par la porte ouverte, l’air chaud bondissant par-dessus les toits s’en allait porter dans tout le village l’arôme du pain nouveau.
Le four ne restait pas vide, c’était le tour des galettes : simple reste de pâte qu’on mangera brûlant, frotté de beurre et de gros sel ; vrais galettes à losanges, qui connaissaient les œufs et la graisse ; tartes aux quetsches et aux mirabelles, flans de vermicelles et de fromage…
Il arrivait que le pain fut manqué : chaleur ou froid, levain ou farine… je ne sais, mais la pauvre maman n’était pas plus fière des galettes anémiques que des orgueilleuses levant haut une croûte vide et noircie. Ces miches s’en allaient comme les autres, et aussi le pain moisi des étés humides, fleuri de jaune et de bleu. « Cela te fera grandir… » et puis « tu enverras d’autres quand tu seras soldat ! » On ne croyait pas si bien dire !
Les fours silencieux pleurent dans le noir et s’effondrent. Les maies délaissées songent sous leur couvercle. Pour peu de jours encore, les vieux bras lassés se souviennent de ce que les jeunes n’apprendront plus. Les petits ne savent plus ce qu’est le mystérieux, le délicieux « pain au lièvre » qui nous revenait des champs au fond de la hotte. Et plus jamais je ne porterai à la tante Sœurette son pain d’une livre, un pain fendu dont j’écornais l’angle blond, plus savoureux que la brioche. Je suis troublée en lisant les mots de Ségolène. J'ai offert au papy, alors qu'il était encore un jeune étalon fou, politisé et frondeur, écologiste par principe et râleur par vertu, ce merveilleux livre, le" Pain au lièvre", dont j'ai encore en mémoire la jaquette vert tendre. Un de ces livres dont on parlait dans "Marie Clappe Sabot", l'émission de Bernard Gillain sur la radio nationale. Une émission pleine du terroir et des traditions, des légendes et des musiques ancestrales. Tout ceci pour vous dire que je suis superbement et ridiculement fière d'avoir cuit ce premier pain. Le premier d'une longue série , j'espère.

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