Le papy tient son journal ailleurs à sa sauce. Hier, il y avait quarante années, au jour juste, que nous nous disions les plus belles inconsciences. Il a écrit ça sur ses pages. Il n'y a rien de plus fortifiant que de le reprendre. Quarante années de mariage... les noces d'émeraude.
"Il y a quarante années aujourd'hui. Juste aujourd'hui. Un cinq mai de l'autre siècle, en septante et un. En soixante et onze, compte comme tu veux, c'est loin. Ce jour là, d'une année insouciante, d'un mois anodin, d'une journée tendre, j'ai épousé ma femme. Une discrète et frêle petite fille qui n'avait rien encore de la femme superbe qu'elle allait devenir, tout comme je n'avais rien encore du vieux carnassier rude et rond que j'allais devenir. Je gigotais à merveille sur les chorégraphies des chanteurs yé-yé mais je pensais, dans le même temps, que le Living Theatre et le Bread and Puppet étaient l'essence de la création et de l'implication sociale. Que Love Story, qui sortait dans les salles, était un navet. Que Léo Ferré chantait comme il fallait parler. Que j'étais porteur de toute l'aspiration du monde et que la justesse et la pertinence de mes raisonnements valaient bien une prise de bec avec d'autres dans un débat à la fin d'une projection cinématographique confidentielle mais militante de Bevrijdingsfilms. Je lisais Marcuse et Reich. Tu fais semblant de lire Marcuse et Reich souriait le toubib de la famille. Je m'appliquais. J'ai toujours eu du plaisir à faire ce qui me semblait redoutablement essentiel sans imaginer que ce put être redoutablement inutile. Je l'ai épousée à Châtelineau, dans la maison communale velours et ors. J'ai signé, elle a signé sous son large chapeau à bords blancs. Nous avons déjeuné au Chant des Oiseaux, dans la maison claire et lumineuse. Décliner l'identité des invités de la noce m'est difficile. Nous n'étions pas nombreux pourtant. Il n'y avait pas de gosses, de jeunes. Il y avait la proche famille. Les parents de mon épouse n'étaient pas présents. Une rupture par amour et par fuite de son côté. Une rupture par orgueil et par fuite du leur. Cela s'arrangera avec le temps et la maternité de Christine. Nous avions déjà tiré nos rideaux sur les fenêtres de la petite maison d'Emptinal. Pour nous cacher. Il y avait l'immense prairie avec un seul mais magnifique saule têtard planté en son milieu. Il y avait quelques pièces chauffées au charbon mais décorées avec un raffinement victorien. Il y avait le lourd enregistreur Sony dont les bandes tournaient lentement sur les musiques de Pink floyd ou de Soft Machine. Quarante années depuis.
Des chemins barbares et chaotiques ont marqué, enfoncé le territoire. Nous sommes pourtant encore assis l'un en face de l'autre autour de la table qui nous accompagne, nous sépare ou nous relie, depuis quarante années que nous la traînons avec nous. Nous protégeons mieux nos mystères disait le Jacques. Nous le faisons tellement mieux qu'avant. Inconsciemment, naturellement. Des chemins barbares et chaotiques nous ont déroutés, nous ont perdu l'un pour l'autre, conduits au doute et à la douleur, à l'inconscience. J'ai oublié souvent d'emporter la boussole. J'ai laissé le vent me pousser là où il ne pouvait plus souffler quand j'y étais. J'ai laissé le vent maintenant. Les vieilles gens que nous sommes aujourd'hui écoutent encore les compiles des Inrocks, lisent Roth, XXI ou Moreau mais encore aussi Montaigne, Ungerer, des livres de recettes, des livres de jardins, de jardiniers, de jardinage. Les vieilles gens que nous sommes aujourd'hui ont appris à s'autoriser, en cadeaux, les indulgences qui facilitent la vie. Les vieilles gens que nous sommes n'ont jamais été si pressées d'ouvrir la bouteille de l'élixir. De la boire à douces gorgées en doutant toujours du lendemain, des chemins barbares et chaotiques, de ceux qu'empruntent déjà fille et petits enfants sans le savoir ou, en ne le sachant que trop."
(Montures d'époque. Ventage. Le mot n'avait pas encore été balbutié... )
vendredi 6 mai 2011
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